Nous avons évoqué dans mes billets précédents (si tu me suis) les projets divers et variés qui nous trottent dans la tête, avec en toile de fond le lancinant « Pour qui je me prends ? ». Question subsidiaire et non des moindres : comment suis-je arrivée à l’écriture alors que franchement je n’y étais d’aucune manière prédestinée ? Durant mes années de lycée, écrire n’était pas une préoccupation en dehors des sempiternelles dissertations. Une fois banquière, je rédigeais, certes, mais des documents plutôt professionnels avec un plaisir limité. J’avais eu l’idée farfelue, un matin d’hiver, de démarrer un blog mais sans prétention particulière. Un jour cependant, un événement s’est produit.
Un mail est à l’origine de cette histoire de folle.
Tout démarre non pas grâce à mon blog, mais à un réseau que j’avais monté, intitulé sans grande imagination et sans grande humilité, « Hélène’s network ». Proposer un débat rafraîchissant, sur un mode décalé, autour d’interrogations communément partagées, qu’elles se situent dans une logique professionnelle ou privée, tel en était le but. Sans état d’âme, je me suis lancée dans la recherche et l’exploration de thèmes afin d’extirper la problématique la plus large possible pour satisfaire l’intérêt et la curiosité de mes gentils participants. Ainsi avons-nous débattu de la réussite, de l’image, du pouvoir, du vouloir, de la gentillesse, du risque, etc. Un matin, une idée insensée a germé : l’argent. Et compte tenu de mon esprit un tantinet provocateur, j’ai osé la formule : « Aimez-vous l’argent ? ». L’invitation a été adressée par mail à tout le cercle habituel.
À ma grande surprise, Henriette, secrétaire général d’une maison d’édition, réagit sur l’air de : « Ce titre est absolument génial, que penserais-tu d’en faire un livre ? ». Henriette est une vieille copine, nous avons évoqué maintes fois l’idée de l’écriture mais sans plus. Je me sens flattée, évidemment. Un projet commun s’esquisserait-il enfin ? Nous en reparlons. Elle paraît très emballée et je suis très amusée, totalement inconsciente du défi que cela représente. Entre la rédaction d’un blog et celle d’un livre, on ne joue pas dans la même cour de récré.
Elle me propose de rencontrer sa collaboratrice, conseillère éditoriale, Chloé, pour en discuter tranquillement. Rendez-vous est pris dans un bistrot. Chloé est charmante. L’ambiance est chaleureuse. Elle m’apprend qu’elle est une fidèle lectrice de mon blog, que manifestement elle apprécie. Peu à peu, on en vient à aborder le motif de ce déjeuner qu’Henriette ne perd pas de vue. D’ailleurs, elle suggère à Chloé de déposer le titre. Au café, cette dernière me tend sa carte et nous convenons de reprendre contact. Henriette, pour qui visiblement l’affaire est dans le sac, me confie envisager une publication en juin !
Emportée par un élan enthousiaste, je m’attelle à la tâche en sifflotant : « Argent, argent, que m’inspires-tu ? ». Je secoue le cocotier et pas mal de matière surgit qui me permet de construire une trame, encore extrêmement floue. À mon grand étonnement, rapidement je suis saisie d’étranges symptômes. Je ne dors plus, j’y pense sans cesse : je suis possédée.
J’appelle la délicieuse Chloé à qui j’expose mes tourments, « C’est normal », m’apprend-t-elle. Je lui annonce que j’avance dans ma réflexion et que peut-être « Pourrions-nous envisager un entretien ? ». « Parfait, venez-me voir ».
J’accours à cette réunion, gonflée d’énergie et de confiance. Tout sourire, elle examine les documents que j’ai préparés, me cadre dans l’organisation du plan, me montre des exemples de jaquettes et termine en me demandant un dossier complet à soumettre au comité éditorial, comprenant plan, introduction et conclusion. À ma question sur mes chances de publication, elle reste évasive, laissant entendre qu’il est rare que les projets d’Henriette soient retoqués.
Je boucle dans les temps. La veille du grand jour, nous échangeons quelques mots. Je ne me sens pas rassurée, j’éprouve la sensation bizarre qu’elle va tout faire capoter. Le lendemain, je reçois un seau d’eau en plein visage.
« Vous n’êtes pas retenue. Vous n’êtes pas légitime. Vous n’êtes ni sociologue, ni philosophe, ni journaliste. Vous ne disposez d’aucune visibilité sur le marché. Nous en avons convaincu Henriette. Les commerciaux ne comprendraient pas. Vos réflexions sont intéressantes mais nous les ferons écrire par quelqu’un d’autre. Et de toute manière, on ne lance pas un projet d’édition sur un coin de table de restaurant ».
C’est la première fois que ma légitimité est contestée de manière aussi brutale. Certes, j’ai souvent rencontré ce genre d’opposition mais, dans la banque où j’ai traîné mes guêtres de longues années, le langage était plus châtié. Dans l’édition, on est donc moins scrupuleux et je prends un uppercut. Pourquoi ne suis-je pas légitime ? Certes, je n’ai jamais écrit de livre, je ne suis pas « spécialiste de l’argent » ou de quoi que ce soit d’autre, je n’ai aucun titre ronflant qui ferait effet en quatrième de couverture. À cela, rien de nouveau sous le soleil : elle l’a su dès le départ. Au fond, que m’explique Chloé ? Qu’elle n’a jamais eu l’intention de donner corps à une initiative d’Henriette, avec une de ses copines par-dessus le marché, qui plus est « lancée sur un coin de table de restaurant ». Pendant un mois, elle a joué le jeu, attendant de porter le coup de grâce. En revanche, elle se sent dans son bon droit de me piquer mes idées pour les donner à toute autre personne dont le nom sera vendeur. Outrée, je me précipite à la Société des Auteurs pour déposer tous les documents que Chloé a eus dans les mains. À bon entendeur…
Monte en moi une sorte de rage subite : on va voir si je suis cap ! J’essaye par tous les moyens de joindre Henriette, brusquement fort discrète. Quelques semaines plus tard, un mail très apaisant m’annonce qu’elle cherche une solution. Nous finissons par nous causer et le ton n’est pas plaisant. Elle reprend à son compte les propos ravageurs de sa collaboratrice, ajoutant quelques formules prêchiprêchas sur le risque encouru par l’éditeur en publiant un nouvel auteur et ma légitimité, à nouveau, est agressée ! Me prend-t-elle pour une truffe ? Protégée par mon éducation à toute épreuve, je reste de marbre mais je m’arrange pour lui faire part du dépôt en bonne et due forme. « Ah bon, tu as tout déposé ? » réplique-t-elle.
Tout semble au point mort. Le printemps approche à grands pas, quand soudain, Madame M., directrice éditoriale, supérieure hiérarchique de Chloé, apparaît. Elle m’annonce suivre désormais mon dossier et envisage de me faire rencontrer un journaliste. « Une jolie plume », souligne-t-elle. Je m’enhardis : « À quoi songez-vous? » Elle élude d’une voix trop suave : « C’est assez souple ». Pouf, pouf, pouf ! Je n’en obtiendrai pas davantage. « Ma secrétaire vous proposera des dates » : telle est la conclusion de cet entretien lapidaire. Donc acte, rendez-vous est pris pour la mi-juin. Nous sommes mi-mai et je suis très embarrassée.